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Effets et transformations pratiques du numérique sur le monde de la diffusion du savoir savant 
Vincent Larivière
 
Bref historique de la transmission des savoirs 

L'histoire de la transmission des savoirs débute avec l’Antiqueté gréco-romaine, où s’écrivent nombre de traités pour ancrer dans la mémoire collective les connaissances du temps. Jusqu’au Moyen Âge, l’acte d’écriture a cependant une fonction de conservation—les moins copistes n’écrivent pas pour être lus, mais bien pour que demeurent dans les annales les grands textes et les savoirs de leur époque. L’avènement de l’imprimerie, à la Renaissance, révolutionne cette fonction de l’écriture, car elle rend possible la large production d’oeuvres, et donc, la distribution, la diffusion des savoirs. C’est le début d’une société scientifique et des communautés savantes. 

 

Une des premières sociétés savantes qui se forme est la Société Royale de Londres, fondée en 1660. Avec elle naît le concept de révision par les pairs, qui se fait, dans son cas, par l’exemple visuel ; les fellow scientists de ceux qui mènent des expériences sont invités à assister à celles-ci afin de témoigner de leur démarche et surtout de leurs résultats. La Royal Society est une communauté de telle influence qu’elle tire ses revues à 1200 exemplaires—aujourd’hui, pour une revue savante, c’est un nombre beaucoup trop ambitieux.

 

L’article scientifique tel qu’on le connaît nait au 20e siècle. C’est à ce moment-là que s’opère une normalisation de la forme (introduction, expériences, conclusions), de l’utilisation des citations, ainsi que de la révision par les pairs.  Entre 1650 et 1960, l’augmentation du nombre de revues scientifiques est exponentielle—elle atteint son point de saturation en 1970. Le numérique, au début des années 1990, amène à la communauté scientifique un nouvel essor : il permet plus de publications et ouvre les portes à de nouveaux acteurs, les pays en voie de développement qui, sans son aide, n’auraient pas accès à la communauté internationale savante. 

 

Bref portrait de l’ère numérique (5:30) 

 

À partir des années 1990, le numérique se développe rapidement, entraînant avec lui l’émancipation des informations savantes. Larivière reconnaît quatre caractéristiques de cette émancipation, qui ont toutes en commun qu'elles ont été facilitées par le numérique : la création, la mise à jour, l'accès (avec modérations) et la transmission des savoirs. 

 

Au niveau économique, l'avènement du numérique signifie une baisse significative des coûts, puisque l'informatisation des revues suppose que l'on n'a plus besoin d'en tirer plusieurs copies. La duplication à l'infini d'une seule copie d'un article suppose la disparition des biens rivaux. 

 

Vincent Larivière identifie cinq conséquences de l’arrivée du numérique sur les pratiques et la recherche des chercheurs (4 positives, 1 négative). 

 

1. Déconcentration des citations (temps) 

 

Alors qu'historiquement, la communauté scientifique se basait sur un nombre restreint d'articles (des textes canoniques, disponibles dans de grandes revues, dans les bibliothèques prestigieuses, etc.), le nouvel influx de revues supposé par le numérique amène une quantité énorme de nouveaux articles à citer. Cette diversification des sources a pour effet le déclin des grandes revues savantes (dont PNAS, Science et Nature, les trois revues hégémoniques du 20e siècle) et la déconcentration des sources citées, puisque l'on a accès maintenant à plus de ressources, plus d'endroits où fouiner. 

 

PLOS ONE est un exemple éloquent de cette diversification : c'est une revue numérique en accès libre qui, à la manière d'un méga-journal, publie de 40 000 à 50 000 articles par année. 

 

2.  Ã‚ge de la littérature citée (15:43)

 

Canoniquement, un article scientifique était cité abondamment dans les années suivant sa publication, puis de moins en moins—parce qu'on n'y avait plus accès, ou parce qu'il se publiait de nouvelles revues.  Avec le numérique, Larivière observe une légère augmentation de l'âge de la littérature citée : l'accès facilité à un plus grand nombre de revues, non seulement synchroniquement, mais aussi diachroniquement, permet une redécouverte de documents plus âgés. Bien que cet effet soit lent, l'âge des documents cités est passé, depuis les années 1990, de 12,5 années en moyenne, à 14 ans.  

 

3. Consolidation du monde de l’édition savante (17:14) 

 

Malgré toute la volonté de l'open access que suppose le monde de l'édition numérique savante, 6 grands éditeurs publient et revendent la majorité des recherches scientifiques produites. Dans les 40 dernières années, on observe même un déclin de la proportion des revues indépendantes—la courbe de ce déclin connaît une brisure considérable au tournant des années 1990, lorsque les petites revues scientifiques se voient incapables de faire le saut au numérique, faute d'argent. Elles sont alors rachetées par de plus grandes revues. Les humanités sont relativement épargnées par ce rachat généralisés (on parle de 20%, sauf dans le cas de la psychologie, qui est publiée à 70% chez les 6 grands éditeurs).

 

Le numérique a donc participé à consolider le champ littéraire de l'édition savante dans sa structure. Les conséquences économiques en sont palpables : les profits bruts du milieu sont passées de 300 millions de dollars annuellement à 1,4 milliards. Cette marge de profit augmente en moyenne de 30% par année. 

 

4.  Avantages de l'open access (20:48)

 

La duplication à l'infini que suppose le numérique permet l'émergence de l'idéal de l'accès libre, ou open access : le numérique permettrait en effet que tous les textes savants soient distribués de manière complètement libre et complètement gratuite. Plus de 85% des revues scientifiques permettent par ailleurs aux auteurs de dupliquer et distribuer gratuitement leurs textes.

 

Selon les domaines scientifiques, l'accès libre n'est pas le même. En physique et en astronomie, par exemple, c'est devenu la norme. En humanité, seulement 15% des textes est disponible en open access. 

 

L'open access a pour conséquence de faire ressortir le clivage Nord-Sud qui divise le monde numérique : les pays en voie de développement (surtout en Amérique et en Afrique) sont plus enclins à l'open access puisqu'ils ne peuvent parfois pas payer les coûts faramineux de l'abonnement aux grandes revues ; les pays plus développés (Europe, Amérique du Nord), au contraire, semblent moins enclins à l'adoption de cette philosophie humaniste. 

 

5) Effet pervers : l’apparition de l’éditeur prédateur (25:10) 

 

Dans un univers où la quantité d'articles assure un maximum de profits en entraînant un minimum de coûts (surtout les coûts de production, largement diminués par l'absence de coûts d'impression), l'éditeur n'a pas intérêt à refuser des manuscrits. Avec l'avènement du numérique, nombre d'éditeurs tentent de prendre avantage de la situation en acceptant tous les textes, en publiant n'importe quoi et n'importe qui.  Heureusement, des communautés scientifiques, dont Scholarly Open Access, traquent en listent ces éditeurs-prédateurs, afin que les auteurs, les chercheurs et les étudiants ne se fassent pas prendre au piège. 

 

 

Conclusion

 

La diffusion des savoirs étant désormais multipliée et facilitée par le numérique, une question se pose : quelle est la fonction de la revue savante aujourd'hui ? À l'ère du numérique, qu'advient-il du capital symbolique de cette institution, si l'on délaisse qualité au profit de quantité ? 

 

L'octroi du capital symbolique, qui pose problème, trouve un début de réponse dans la hiérarchisation des résultats. Des algorithmes automatiques (comme PageRank pour Google) ordonnent les articles selon le nombre de consultation, ce qui met ceux qui sont le plus utilisés en premier plan. Il faut cependant maintenant vérifier doublement ses sources ; avant le numérique, le problème de prédation intellectuelle était évité par le capital symbolique octroyé par les grandes revues elles-mêmes. 

 

Plusieurs communautés abandonnent désormais le concept de « revue ». arXiv, un projet de l'Université Cornell, en est éloquent : cette source open access propose au-delà d'un million de documents qui traitent de mathématiques, de physique et d'autres domaines de la science naturelle. Dans ce domaine, arXiv reçoit 82% des clics internet, alors que les revues numériques « traditionnelles » en reçoivent 18% : une belle victoire pour l'humanisme numérique, vers lequel tend notre utilisation de la technologie. arXiv n'exige pas de révision par les pairs—elle publie les articles tel quel—et c'est là que la revue scientifique trouve sa nouvelle fonction : elle revêtit désormais un métier d'archiviste et une tâche de reconnaissance par les pairs, qui est en ce moment impossible autrement que par son institution. 

 

 

Vincent Larivière (@lariviev) est professeur adjoint à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal (EBSI) où il enseigne les méthodes de recherche en sciences de l’information et la bibliométrie. Il est également directeur scientifique adjoint de l’Observatoire des sciences et des technologies et membre régulier du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie. Ses travaux dans le domaine de la communication savante ont notamment été publiés dans le Journal of the American Society for Information Science and Technology, Scientometrics et le Journal of Infometrics. [source]

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